Nous sommes le 12 avril 1972. Hier la neige est tombée tardivement sur quelques montagnes du Jura.
Le printemps et l’hiver se disputent comme deux gosses un objet, un objet qui est la terre; une fois toi, une fois moi.
Les femmes s'habillent et se déshabillent sans cesse.
Le matin n'appartient pas encore aux frileux et le soleil est encore trop timide pour briller longtemps dans le ciel.
Le temps et l'homme se ressemblent comme jamais.
Un homme, l’étranger aux yeux bleus dira plus tard la légende, entre dans une petite auberge située à mi-chemin d'un village et d'une petite ville du canton de Vaud, en Suisse.
Il s'installe près du poil et commande un café au lait...
La serveuse, en le servant, lui dit:
• Je commençais à m’inquiéter. Les clients, les hommes surtout, se font désirer. C'est sûrement le temps. Il fait un drôle de temps, n’est-ce pas?
L’étranger:
• Oui, un drôle de temps.
La serveuse:
• Vous ne buvez pas d'alcool?
L’étranger:
• Pourquoi faire?
La serveuse:
• Pour vous réchauffer.
L’étranger:
• Je n'ai pas froid.
La serveuse:
• Mais on boit aussi pour autre chose.
L’étranger:
• Quelle autre chose?
La serveuse:
• Parce que c’est bon. Les hommes d'ici boivent de la pomme. C'est bon, la pomme, vous savez?
L’étranger:
• Et vous, vous en buvez souvent?
La serveuse:
• Rarement. Mais les hommes d'ici en boivent souvent.
L’étranger:
• Je ne suis pas un homme d'ici.
La serveuse:
• Ça se voit, je le savais... Vous êtes en vacances?
L’étranger:
• Si vous voulez.
La serveuse:
• Vous n'aimez pas les vacances?
L’étranger:
• Je les aimais, autrefois.
Le serveuse:
• Plus maintenant?
L’étranger:
• Plus maintenant.
La serveuse:
• Alors, vous travaillez toujours?
L’étranger:
• Si vous voulez.
La serveuse:
• Je n’aimerais pas être à votre place... C'est nécessaire les vacances, vous ne croyez pas?
L’étranger:
• Pas pour moi.
La serveuse:
• Je ne comprends vraiment pas, comment un homme peut-il vivre sans vacances?
L’étranger:
• Vivez comme moi!
La serveuse:
• Non, merci, j'aime trop les vacances.
L’étranger:
• Dommage!
Le serveuse:
• Heureusement!
L’étranger:
• Qu'est-ce que ce terme veut bien vouloir dire?
La serveuse:
• Heureusement?
L’étranger:
• Oui, heureusement.
La serveuse:
• Vous voulez que je vous explique ce que ça veut dire?
L’étranger:
• Oui, c'est ça, expliquez-moi.
La serveuse:
• Bein... C’est être heureux, avoir de la chance, être bien tombé...Vous plaisantez? Vous savez ce que ça veut dire. N'est-ce pas que vous le savez?
L’étranger:
• Non, mais j'aimerais le savoir.
La serveuse:
• Je vous l'ai déjà dit, c'est avoir de la chance, être bien tombé...
L’étranger:
• Asseyez-vous! Voulez-vous?
La serveuse:
• Je ne peux pas... Si le patron me voyait ainsi, je risquerais de me faire engueuler. Il trouverait que serait injuste vis-à-vis des autres clients.
L’étranger:
• Injuste vis-vis-à-vis de qui? Je suis le seul client.
La serveuse:
• Les autres peuvent encore venir.
L’étranger:
• Asseyez-vous! Le moment voulu, vous quitterez la table comme si de rien n’était... Asseyez-vous, je vous en prie!
La serveuse s'assied timidement en face de L’étranger.
La serveuse:
• Bein, voilà, je suis assise.
L’étranger (avec un léger sourire au bout des lèvres):
• Vous êtes bien assise?
La serveuse:
• Je suis assise.
L’étranger :
• Vous êtes certaine?
La serveuse:
• Oui, certaine... Pourquoi me demandez-vous ça?
L’étranger:
• Parce que j'ai l'impression que vous êtes assise sur des œufs. Il faut vous relaxer. Ce n'est pas bien d'avoir peur. Relaxez-vous!
La serveuse:
• Vous ne connaissez pas le patron, il m’engueule pour un rien.
L’étranger:
• Mais il n'y a aucune raison pour que vous soyez mal assise.
La serveuse:
• Vous trouvez vraiment que je suis mal assise?
L’étranger:
• Apparemment non, mais intérieurement oui.
Le serveuse (d'un air béa):
• Ah!
L’étranger:
• Relaxez-vous! Faites comme si votre patron était parti en vacances.
La serveuse (en laissant tomber ses bras)
• Comme ça?
L’étranger:
• C'est presque ça mais ça viendra... Et maintenant expliquez-moi ce que vous étiez en train de me dire.
La serveuse:
• C'est sa nature, il est comme ça et il ne changera jamais.
L’étranger:
• I1 ne s'agit pas de votre patron mais de heureusement.
Le serveuse:
• Mais je vous l'ai déjà expliqué!
L’étranger:
• Imaginez que je suis un extra-terrestre et que je désire connaître les sentiments des habitants de la terre. Dîtes-vous: cet étranger en face de moi n'est pas un homme mais un être venu d'une autre planète. Dîtes-vous ça. Pouvez-vous?
La serveuse (apeurée):
• Mais vous n'êtes pas ça, n’est-ce pas?
L’étranger:
• Bien sûr que non!
La serveuse:
• Alors pourquoi voulez-vous que je pense ça de vous?
L’étranger:
• Parce que c'est presque ça.
La serveuse:
• Vous êtes d'une autre planète?
L’étranger:
• Mais non, mais non! Je suis un habitant de la terre mais j’ai vécu toute mon enfance dans une région très éloignée des grandes civilisations. Les sages de mon pays m'ont enseigné les arts et les sciences, afin que je puisse affronter les gens de votre civilisations. Je suis prédestiné, disent-ils. Mes frères ont tous les yeux bruns sauf moi qui les ai de la couleur du ciel. Et c'est uniquement pour cette raison-là qu'ils m'ont envoyé auprès de vous.
La serveuse (très étonnée):
• Auprès de moi?
L’étranger:
• Vous et vos amies, vos compatriotes, les gens des villes.
La serveuse:
• Ah bon!... Et c'est à cause de vos yeux?
L’étranger:
• Oui.
La serveuse:
• Mais il n'y a rien d’exceptionnel... Regardez les miens! Ils sont bien bleus, non?
L’étranger:
• Je le sais mais eux ne le savent pas! C'est ainsi: une chose est unique, rare quelque part et banale, sans importance quelque part ailleurs.
La serveuse:
• Vous êtes triste?
L’étranger:
• Comment pouvez-vous me dire une chose pareille? Comment un homme qui demande l'explication du mot heureusement puisse être triste?
Le serveuse:
• Vous êtes tombé dans le piège.
L’étranger:
• Non, pas du tout... Je connais la forme mais j'aimerai connaître la couleur. Vous comprenez ce que je veux dire?
La serveuse:
• Pas exactement.
L’étranger :
• La forme définit la chose, la couleur la fait vibrer, vivre, ressentir.
La serveuse:
• C'est difficile, vous savez, je n'ai pas fait d' études. Mes parents n'étaient pas riches.
L’étranger:
• Et moi donc?
La serveuse:
• Les sages vous ont enseigné les arts et les sciences.
L’étranger:
• Ils m'ont aussi enseigné que mes yeux étaient exceptionnels et m'ont raconté des tas d'histoires qui n'ont plus de sens.
La serveuse:
• Pourquoi ont-ils fait ça?
L’étranger:
• Je ne sais pas. Par curiosité, sans doute. Les hommes sont curieux et veulent toujours satisfaire leur curiosité.
La serveuse:
• Ici, on dit que les femmes sont curieuses. On dit aussi que la curiosité appelle la tristesse.
L’étranger :
• Ça ne me dit rien, je ne suis pas curieux.
La serveuse:
• Alors quel genre d’humain êtes-vous donc?
L’étrange:
• Je vous l'ai déjà dit, un habitant de la terre qui a vécu toute son enfance dans une région éloignée des grandes civilisations et qui est né avec des yeux bleus.
La serveuse:
• Et vos amis, ne sont-ils pas curieux?
L’étranger:
• Oui, mais ils n'ont pas les yeux bleus.
La serveuse:
• Vous savez, ici, beaucoup d’hommes curieux ont vos yeux.
L’étranger:
• Peut-être mais ils n'ont pas vécu où j'ai vécu.
La serveuse:
• Alors pourquoi m'avez-vous demandé de vous expliquer le mot heureusement?
L’étranger:
• Parce qu'on m'a envoyé… pour connaître les réactions psychologiques des gens d'ici. Je suis une sorte d'espion qui doit retourner dans son pays avec une malle pleine de renseignements... Là où je vis, les rues ne sont pas en goudron et les maisons pas en béton. Il fait tantôt très chaud et tantôt très froid. Et l'eau et la nourriture sont sacrées.
La serveuse:
• Vous avez la nostalgie du pays?
L’étranger:
• Qu'est-ce que c'est?
La serveuse:
• Vous regrettez d'être ici?
L’étranger:
• Pourquoi?... Puis-je être triste?
La serveuse:
• Non, c'est vrai... Alors vous n'avez pas de sentiments?
L’étranger:
• Si, comme quelqu'un qui a vécu là-bas... Il n’y a rien d’étonnant: plus on amasse de richesses, plus on craint les voleurs et plus on dort mal la nuit. Je ne possède donc presque rien... Nous sommes tous bergers dans ma région. De père en fils. C’est le seul métier que l’on puisse pratiquer...
La serveuse:
• Et un berger a-t-il besoin de s'instruire?
L’étranger :
• Les sages, oui... Les sages sont de vieux bergers qui ne pratiquent plus le métier parce qu'ils sont vite fatigués.
Le serveuse:
• Mais ce n’est pas fatiguant la vie de berger?
L’étranger:
• Ici non, mais là-bas oui. Car nous devons parcourir des distances énormes avant de trouver de l'herbe pour nos chèvres et nos moutons... Nous sommes les descendants de sédentaires qui se sont installés près d'un puits d'eau autour duquel le sol s’est terriblement séché au fil des années...
La serveuse:
• Pourquoi n’allez-vous pas ailleurs, là où il y a de l'herbe.
L’étranger:
• Les puits sont rares dans notre contrée et le nôtre est un bon puits.
La serveuse:
• Il fallait vous trouver un bon puits dans une région pleine d'herbe.
L’étranger:
• Facile est le rêve, difficile est la réalité. Les régions pleines d’herbe sont nombreuses ici mais là-bas... c’est de contraire de votre paradis.
La serveuse:
• Alors que faites-vous dans cet enfer?
L’étranger :
• Nous vivons.
La serveuse:
• Mais ce n'est pas une vie.
L’étranger:
• Et pourquoi donc?...